CONCERT de Rashad Becker

Rashad Becker © Camille Blake

par Florent Caron Darras

Rashad Becker

Concert aux Instants Chavirés à Montreuil, France.

Dimanche 16 mars 2025.

Set d’environ 60 minutes.

Fracas d’un son jeté seul et grand silence. Ce geste ambigu de l’interruption sèche d’un son dans le vide a tout l’air d’un faux départ, et le doute n’a pas le temps de planer que voici libérée la dense matière qui porte son nom : Rashad Becker, c’est avant tout un son, une signature timbrique, une couleur harmonique et des morphologies. Une seconde suffit à le reconnaître. Roucoulements de synthétiseurs dans des textures aussi suaves que râpeuses, lignes qui se strient comme en provenant de gosiers de chimères, cris et râles d’une électronique à la fois zoomorphe et intégralement étrange à notre monde. Artifice organique. La prouesse de ce musicien est de faire tenir ensemble les sons simples et complexes, les pulses et les souplesses, le contrôle harmonique et les glissés bruiteux. Des ondes en dents de scie côtoient de la synthèse à modulation de fréquence sans qu’aucune hiérarchie ne soit imposée aux matériaux ni aux techniques. Ce refus de la hiérarchie se retrouve dans l’organisation de ce spectre plein, dense, fourmillant de centaines de sons qui naviguent inlassablement entre autant de plans. Un espace ouvert et généreux est sculpté, nous faisons l’expérience d’un monde qui relie la radicalité et l’ambiguïté, la diversité et la cohérence : un monde de tissage et d’émergences. Les sons se brassent, s’enveloppent les uns les autres, se replient sur eux-mêmes, s’élancent, se heurtent ou se caressent et il y a quelque chose d’extatique à partager leur espace avec la foule. Cette tresse acoustique est-elle celle d’un parcours, est-ce notre oreille qui circule ainsi dans un lieu ? Est-ce un micro ballotant d’un endroit l’autre ? Ou bien est-on témoins d’un spectacle de grouille, de la micro-activité d’une autre ruche d’un autre lieu dans un autre temps ? Depuis son projet Traditional music of notional species (2013), la musique de Rashad Becker poursuit d’explorer des matières sonores évocatrices d’espèces fictives, à tel point que plus de dix ans plus tard ses concerts semblent toujours donner sens à ce titre programmatique. Aussi m’est-il difficile de savoir si une oreille découvrant aujourd’hui cette musique sans le texte accéderait aux mêmes images que moi.

Je sens bien que ce sera long, je ne sais pas très bien quelle écoute adopter. Le son vient tapoter la peau de mon visage, chatouiller mon bas-ventre, enlacer mon corps du dehors jusqu’au dedans. Nous nous tenons debout. Des spectateurs devant moi se meuvent timidement, pourtant jamais la danse ne prend – puisse-t-on un jour enfin danser sans dépendre d’aucun kick. La générosité du registre grave marque évidemment la différence avec l’écoute domestique : c’est une écoute physique où le corps entier se fait oreille. Deux seules enceintes face à nous. Le son est enveloppant, presque balnéaire, et certains bruits d’attaques dans le registre aigu, cliquetis de hats ou stridulations d’insectes fictifs, semblent sonner depuis le mur à l’arrière de nous. Ce ne sont que des réflexions acoustiques, mais cette musique de transe paysagère permet largement d’en douter. Nous sommes aux Instants Chavirés à Montreuil ce dimanche 16 mars 2025, Rashad Becker joue debout sur un petit ensemble de machines analogiques recouvertes de câbles, probablement constitué d’une part de samplers et d’autre part de synthétiseurs et modulateurs. Je ne reconnais aucun morceau, le déroulé semble bien s’improviser, se découvrir avec nous, et pourtant les typologies de sons, ou devrais-je plutôt dire le répertoire de ces chants synthétiques, sont bien préparées à l’avance. Ce monde de broderies et d’ornements, en étant un cadre absolument cohérent, est avant tout un instrument de musique dont il s’agit de jouer.

Instantané d’un autre concert de Rashad Becker © Caroline Lessire

J’ai découvert Rashad Becker grâce à un ami compositeur, Carlos de Castellarnau qui avait partagé la sortie du premier volume du projet Traditional music of notional species en 2013 sur le label PAN. Nous avions été nombreux à l’époque à nous émerveiller de cet ovni. La qualité des sons, la beauté du son, l’attractivité de ces textures-mondes que l’on aurait presque cru pouvoir toucher, et l’ambivalence ingénieuse entre écoute et mouvement de corps avaient constitué un moment stimulant pour nombre de mes ami(e)s compositeurs et compositrices, par ailleurs sensibles à la rugosité de certaines musiques de traditions orales : Théo Mérigeau, Samir Amarouch qui est avec moi ce soir, ou encore Megumi Okuda et Alexandru Sima que nous croisons comme par hasard dans le public aux Instants Chavirés. Très manufacturées plutôt que très architecturales, les musiques électroniques de Rashad Becker ou de Mark Fell ont en effet pu susciter un grand enthousiasme au sein de notre génération de compositeurs, tant dans la jubilation du rythme que dans l’invention d’harmonies-timbres extrêmement soignées, à un moment où nos institutions regardaient ailleurs, notamment vers une esthétique informe de la saturation instrumentale.

La qualité du son, c’est bien le domaine d’expertise de Rashad Becker, qui jouit d’une grande renommée dans le mastering de la musique électronique et en particulier dans la techno – il a travaillé pour Richie Hawtin, SHXCXCHCXSH, Pantha du Prince, Holly Herndon, etc. Son expertise est donc celle du microsillon, de la matière qui se creuse par le son, de la fixation des sons dans la matière figée, et qui selon les caractéristiques spectrales de la musique demande un certain grammage de vinyle pour garantir une certaine profondeur de creusement. Ironiquement, ces musiques plastiques – travaillant la plasticité du son – doivent en définitive être matérialisées en sculptant du plastique, ce qui nécessite des techniques adaptées lorsque la matière sonore est constituée de kicks à basses fréquences et à forte amplitude.

Ce savoir technique, Rashad Becker le met admirablement à profit dans la composition de son monde d’entrelacements, en parvenant à remplir le spectre du grave à l’aigu d’un nombre impressionnant d’éléments dynamiques et indomptables sans jamais produire d’effet de masque, en les brassant jusqu’à les rendre absolument ambivalents, inter-paramétriques et interdépendants : tel son entendu comme impulsion régulière devient mélodique en changeant de contexte et de position, tel objet ne se distingue plus d’une texture qui pourtant paraissait séparée, etc. La typologie et la densité de ces éléments, associées au titre que Becker a donné à son projet paru en deux volumes et que nous traduirons par « Musique traditionnelle d’espèces fictives », donne à ce monde étrange les couleurs d’une musique d’une communauté d’ailleurs ou d’une espèce animale imaginaire, comme si l’auteur feignait de se retirer du geste créateur pour ne plus en être que le témoin, le transcripteur, le passeur par le microphone. Ainsi les disques auraient-ils pu prétendre à sortir sur les labels spécialisés dans le field recording Ocora ou Gruenrekorder s’il s’agissait d’espèces ou de musiques de notre monde. Et puisque derrière le mot d’espèce nous sommes libres d’imaginer s’il s’agit de faune, de flore ou de catégories fictives jusqu’au-delà de notre planète, nous ne savons pas tellement si celui qui tend le micro est ethnomusicologue, bio-acousticien, astronome ou rêveur : il est probablement tous ceux-là à la fois. Le titre ouvre en lui d’autres énigmes, en désignant une seule musique traditionnelle – elle aussi par conséquent fictive – partagée de plusieurs espèces, qui se réuniraient dans ces « danses » et ces « thèmes » qui sont les deux catégories de titres structurant chaque fois les deux volumes. Par ailleurs, les danses ou thèmes sont toujours écrites au pluriel, comme s’il s’agissait dans un seul morceau de la réunion de plusieurs espèces dans autant de danses qui leurs sont propres autour d’une pulsation commune : le multiple est dans le commun, là aussi Rashad Becker sait se faire toucher les mondes contraires dans la plurivocité. Ainsi formée, cette musique foisonnante, multiple et fictionnellement captée constitue nécessairement un environnement. Elle est spatiale, géographique, semble se jouer dans la rencontre et la cohabitation d’espèces sur un territoire lui aussi fictif, dont les odeurs et couleurs appartiennent assurément à un spectre qui nous est inconnu. Cette réunion musicale d’espèces fictives se ressent dans la grande diversité des sons, qui semblent pourtant tous appartenir à un même champ timbrique : elles viennent d’ailleurs, mais elles sont bien d’un même monde. Cette rencontre se ressent également dans l’organisation rythmique, chaque voix – ou chant, cri, fait sonore attribuable à un individu – suivant le plus souvent une logique itérative propre, en autonomie de débit sur les autres objets qui l’entourent, conditions pour que de rares rassemblements temporels, magiques et subtils, se produisent (Dances V sur Traditional music of notional species, volume II, 2016).

C’est avant tout par la morphologie des sons que nous reconnaissons la qualité d’espèce aux choses qui forment ce bestiaire imaginé, puisque nous pouvons les rapprocher de sons que nous connaissons chez des espèces réelles. En effet, les sons brefs, rugueux, glissants et itératifs de la musique de Rashad Becker nous permettent immédiatement de comprendre qu’il s’agit là de sons d’êtres vivants, surtout que leurs propriétés rythmiques individuelles sont comparables à celles que l’on peut observer chez nombre d’animaux : réitérations quasi-isochrones, micro-variées d’une fois sur l’autre, elles constituent une à une les lignes d’un contrepoint organique, elles forment une matière vivante, respirante, cohérente autant qu’imprévisible.

Mais cette matière organique, cette vie imagée par la vitalité et la complexité d’un chant d’oscillateur, est avant tout une matière figée sur support, ou en concert du moins déterminée par des machines et contrainte par le paradigme matériel et acoustique du haut-parleur. Comme chez Matthias Puech (Un jardin dont je suis l’espèce exotique, 2020) ou Andrew Peckler, le calcul, les voltages et les potentiomètres parviennent sous les doigts de Rashad Becker à presque s’arracher de leur matière inanimée pour se faire élans, souffles, organismes ou micro-sociétés audibles. Or dans ce simulacre d’organes, de chants et de relations, ce n’est probablement qu’au mouvement de nos corps écoutants qu’il revient d’introduire la véritable vie. Ce mouvement, quasiment inexistant ce soir aux Instants Chavirés, cède la place à une écoute attentive et sérieuse, contemplative aussi d’un corps seul et statique sur scène, au regard concentré sur des machines posées à plat qui semblent le tirer par un fil. Cette humble sobriété du langage corporel est légion dans les musiques expérimentales sur machines (le boiler room de SND en 2013 en est l’illustre exemple). Il n’y a donc pas grand-chose à voir et peut-être vaut-il mieux fermer les yeux pour véritablement se plonger dans l’écoute, pour être attentifs à la vibration intérieure et à la sensation du souffle du son à la surface de soi. Pourtant, aux yeux grands ouverts, dans un silence impeccable et des mouvements bannis, le public se trouve là dans une posture d’écoute presque religieuse – laquelle doit donc chercher à relier – sur une musique dans laquelle aucune opération formelle ne semble pourtant pouvoir être établie, dans laquelle aucune relation ne semble pouvoir se faire à une échelle de temps supérieure à quelques secondes. Il s’agit d’un continuum d’une heure dans lequel une sorte de construction en alternance se dessine, non pas entre tension et détente mais entre densité maximaliste et sobriété minimaliste : à de grandes phases d’accumulation et d’entrelacement – sept au total – se succèdent toujours de brefs moments aux éléments sporadiques et clairsemés, si bien que nous ne savons jamais tout à fait si une accalmie signe la fin du set ou la préparation d’une nouvelle section. Cette dimension aformelle ou non structurée du son pourtant organisé à court terme dans une polyrythmie savamment organique pourrait en acter la valeur paysagère au détriment de la qualification de musique « traditionnelle » – qui du reste n’est probablement pas l’intention de Rashad Becker en dehors de ses disques. Mais plus que d’un paysage sonore statique, dont l’écoute peut par ailleurs aisément me séduire pour peu que l’on me prête un fauteuil confortable, le renouvellement perpétuel des matériaux prétendrait-il ici faire de cette expérience du temps une forme durchkomponiert ou une momentform héritée de Karlheinz Stockhausen ? Rien n’est moins sûr et il y a fort à parier que cette approche du temps soit avant tout conditionnée par la machine. En étant mi-préparée mi-improvisée, cette musique avance dans la transformation exploratrice d’éléments par la manipulation de boutons, ce qui ne favorise peut-être pas le retour sur mémoire pour la répétition ou la variation d’un élément longtemps après sa dernière itération.

C’est donc bien de « musique de son » dont il s’agit, imagée, sensorielle sinon sensuelle, porteuse d’un monde habité de tous ces chants d’espèces fictives, et elle ne fait probablement sens que dans la plongée presque traversante qu’elle nous propose de ce monde plutôt que dans les relations discursives et formelles que l’on serait tentés d’y chercher. C’est aussi là une conséquence de l’organicité, de la plurivocité et de la destruction des hiérarchies que je commençais par reconnaître au travail de Becker. Simplement le travail de la non-forme dans les arts du temps poursuit d’engager le spectateur dans la longueur d’un temps de vie qui ne fera pas plus appel à son esprit que ne l’auront fait les quelques premières secondes de son. Ces premières secondes, je l’avais bien dit dès les premières lignes de cet article, étaient ce soir celles d’un doute fondateur : ce son unique et isolé que nous avons entendu en premier était-il un faux départ ou le premier cri d’une espèce fictive appelant les autres ? Le doute n’avait pas eu le temps de planer mais le voici qui revient dans les applaudissements. La matière sonore peut être informe, organique, charnelle, en prolifération ou en décomposition, sans qu’elle ne tombe nécessairement dans de la musique sans structure. Car dans une forme spectaculaire telle que celle induite par toute musique amplifiée, le risque de sensationnalisme demeure tout aussi bien chez celui qui ne cultive pourtant ni la superficialité ni le sentimentalisme du joli ou de l’immédiat : il y a un sensationnalisme possible jusque dans l’amnésie d’une puissante musique expérimentale.

Florent Caron Darras (FR) est compositeur, engagé dans la recherche-création. Il vit à Paris et enseigne à l’École Nationale Supérieure d’Arts de Paris-Cergy (ENSAPC).

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