ÉMILIE par Kaija Saariaho

par Juha T. Koskinen

ÉMILIE
Opéra en neuf scènes

Musique : Kaija Saariaho
Livret : Amin Maalouf
Éditeur : Chester Music Ltd

Pour soprano solo, orchestre et électronique

Instrumentation : flûte, hautbois, clarinette, basson, cors (2), trompette, trombone, timbales, percussions (2), clavecin, et cordes.

Durée : 80 minutes

Première production
Mise en scène : François Girard
Direction musicale : Kazushi Ono
Avec Karita Mattila, soprano
Création le 1er mars 2010 à l’Opéra de Lyon, France

Deuxième production
Mise en scène : Marianne Weems
Direction musicale : John Kennedy
Avec Elizabeth Futral, soprano
Création le 29 mai 2011 au Spoleto Festival USA

Je suis revenu à Émilie de Kaija Saariaho après une pause de treize ans. Beaucoup de choses se sont passées et ont changé dans le monde de la musique depuis la création de l’œuvre à l’Opéra de Lyon le 1er mars 2010. Le catalogue de Saariaho s’est refermé à la suite du décès de la compositrice en juin dernier, au terme de deux ans de maladie, et l’écriture de cet article fait donc partie d’un processus de deuil qui se poursuivra encore longtemps. La pièce, dédiée à Karita Mattila, une soprano finlandaise de renommée internationale, m’a fait une profonde impression à l’époque, et me paraît encore rétrospectivement être une pierre de touche importante parmi les œuvres scéniques de Saariaho. Pourtant, Émilie a reçu moins d’attention que ses autres opéras. Mes raisons en tant que compositeur de me pencher sur son cas sont nombreuses – notamment, mes propres expériences des difficultés de la forme monodrame, et mon scepticisme à l’égard des opéras consacrés à des personnages historiques. Émilie réunit ces deux caractéristiques, et on y voit, seule en scène, une chanteuse dans le rôle d’Émilie du Châtelet (1706-1749), au moment où elle tente de terminer ses traductions commentées de Newton, avec l’intuition qu’elle ne survivra pas à la naissance de l’enfant qu’elle porte.

J’ai écouté pour me replonger dans l’œuvre un enregistrement d’une représentation d’une seconde production au Lincoln Center Festival 2012 aux États-Unis. Elle mettait en vedette la soprano Elizabeth Futral, et la musique était dirigée par le chef d’orchestre John Kennedy. Ce qui à l’occasion de cette nouvelle écoute me frappe le plus dans le déroulement du monodrame, c’est peut-être le flux et reflux constant de l’enthousiasme et du découragement. Pour Émilie, l’enthousiasme vient de l’aspiration à une vie épanouie, libérée des attentes de la société de son époque, autant que d’une passion brûlante pour les dernières avancées de la science, notamment les lois fondamentales de la mécanique de Newton. Le découragement pour sa part provient de personnages masculins erratiques, du père d’Émilie à son dernier amant Jean-François de Saint-Lambert, responsable de la grossesse qui lui sera fatale. Le personnage de Voltaire combine ces deux facettes, et leur relation amoureuse et intellectuelle, qui s’est muée en amitié, réunit les principaux thèmes de l’opéra.

Émilie du Châtelet par Quentin de La Tour / Wikimedia Commons

Comme dans tout théâtre musical, il est intéressant de découvrir comment le compositeur concrétise dans sa partition ces thèmes et fils conducteurs fournis par le livret, et comment ceux-ci prennent ensuite vie en tant que réalité sonore. Émilie peut être considéré comme une sorte de pont entre les œuvres scéniques plus larges de Saariaho, mais en même temps, l’œuvre possède sa propre identité dynamique, dont je vais maintenant explorer par touches successives certains aspects.

La “gestation” d’Émilie a commencé en 2001, peu après la création du premier opéra de Saariaho, L’Amour de loin. Dans un message adressé à son librettiste Amin Maalouf, la compositrice a alors décrit la prémisse d’une possible nouvelle collaboration en ces termes : le personnage unique de l’œuvre serait une femme qui attend une verdict de vie ou de mort, tout en retraversant les tournants les plus importants de sa vie. Ce n’est que plus tard que Saariaho et Maalouf ont intégré à cette structure abstraite l’histoire d’Émilie du Châtelet, et plus particulièrement l’idée d’une dernière lettre fictive qu’Émilie écrit avant sa mort. La partition, achevée en 2009, comporte neuf scènes dont les titres renvoient aux principaux thèmes de l’œuvre. Dans cet article, je me concentrerai sur quatre scènes : la première, la troisième, la sixième et la septième.

*

Scène I : Pressentiments

La mort,
J’y songe sans arrêt
Depuis que je porte l’enfant.

L’un des éléments centraux de la narration et de la musique d’Émilie est la relation de la protagoniste avec sa féminité à travers son propre corps. Comme c’est souvent le cas dans les œuvres de Saariaho, la musique crée d’emblée une atmosphère de tension calme, pleine de présences et d’anticipation. La partition alterne entre les indications de jeu Calmo, misterioso et Agitato. Dès la première mesure, le clavecin, l’instrument qui donne sa couleur spécifique à l’orchestration de l’œuvre, est mis en valeur.

Le clavecin occupe une place très particulière dans l’œuvre de Saariaho déjà avant l’opéra Émilie. Le claveciniste virtuose et compositeur Jukka Tiensuu a créé son Jardin secret II pour clavecin et bande magnétique en 1986. Le clavecin fait également partie de l’ensemble instrumental du ballet Maa, créé en 1991. Avec ces œuvres importantes, Saariaho a développé sa propre manière de composer pour le clavecin, qui a culminé avec l’opéra Émilie. Bien que la musique de l’œuvre fasse référence à des compositeurs contemporains d’Émilie du Châtelet (tels que Jean-Philippe Rameau et Domenico Scarlatti), la partie de clavecin de l’opéra est stylistiquement pleinement intégrée à l’expression musicale de Saariaho. La musique de l’opéra n’a donc rien de muséal, et dans cette partition le clavecin démontre son large éventail expressif au sein de l’univers musical de notre époque. 

La partie de clavecin peut être associée à plusieurs thèmes importants à différentes étapes de l’opéra. L’instrument étant une sorte de soliste au sein de l’orchestre, il peut être considéré comme un enfant en train de naître, l’enfant qu’Émilie porte en elle. Au moment où Émilie évoque pour la première fois sa peur de la mort, le clavecin se tait (chiffre 11, Molto espressivo), laissant place à la texture chorale des vents et des cordes. Les mots « La mort » font ployer Émilie, pour la première fois dans l’œuvre, en une expression vocale mélismatique intense. Dans le même moment, quand sa grossesse est révélée, émerge la mélodie tendre du violon solo (la bémol, mi bémol, ré), accompagnée d’un jeu de cloches. Mais ce bonheur n’est qu’une vision fugace ; après quelques mesures, les angoisses et l’anxiété reviennent avec la musique Agitato du clavecin (chiffre 12). Sept mesures plus tard, des rythmes syncopés apparaissent aux cordes. Ils allègent l’atmosphère pesante et annoncent les scènes ultérieures de l’œuvre, centrées sur la relation de Voltaire et Émilie.

Karita Mattila dans Émilie par François Girard © Jean-Pierre Maurin

Ces motifs musicaux reviennent à plusieurs reprises tout au long de l’opéra, construisant l’arc du drame. Ils deviennent plus importants dans les sixième et septième scènes en particulier, comme je le montrerai ci-dessous.

*

Scène III : Voltaire

A kingdom of minds and hearts,
Of passionate learning and passionate love.

En regardant les pages de la partition d’un peu plus loin, je remarque un changement dans la troisième scène par rapport aux précédentes. Les événements de la partition sont maintenant regroupés en blocs rationnellement clairs, avec des rythmes qui se répètent avec une précision mathématique. Le texte du livret passe du français à l’anglais, la langue secrète dans laquelle se parlaient Émilie et Voltaire. Saariaho développera plus avant les possibilités du multilinguisme dans ses dernières œuvres vocales, Innocence et Reconnaissance, en collaboration avec le dramaturge Aleksi Barrière.

Le monodrame est un genre particulièrement difficile à la fois pour les librettistes, les compositeurs et les interprètes. Tout le matériau qui est habituellement réparti entre plusieurs solistes et un chœur est désormais porté par un seul soliste. Comment est-il possible de construire un arc dramatique et musical convaincant sur la durée dans de telles circonstances ? En raison de cette difficulté, les monodrames ont tendance à durer beaucoup moins longtemps que les opéras à la distribution plus fournie. En voici quelques exemples : Erwartung (1909) d’Arnold Schönberg dure une demi-heure, La voix humaine (1958) de Francis Poulenc environ 40 minutes, et Lohengrin (1984) de Salvatore Sciarrino environ 45 minutes. Par rapport à ses prédécesseurs, Émilie de Saariaho s’étend sur une durée inhabituellement longue pour un monodrame, soit environ 80 minutes.

Dans les années 2000, Saariaho a composé plusieurs concertos clés tels que Aile du Songe (2001) pour la flûtiste Camilla Hoitenga, Notes on Light (2007) pour le violoncelliste Anssi Karttunen, et D’om le vrai sens (2010) pour le clarinettiste Kari Kriikku. Chacun des concertos, centré sur un soliste unique, contient plusieurs mouvements contrastés en termes de caractère et de tempo, rappelant la structure de l’opéra Émilie. Le deuxième mouvement du concerto pour flûte Terrestre, Oiseau dansant, et le quatrième mouvement du concerto pour clarinette, Le Toucher, sont des musiques dansantes et enjouées qui évoquent le matériau de Voltaire dans Émilie par leur pulsation et leur rythme. Le deuxième mouvement du concerto pour violoncelle, On Fire, est indissociable de sa rythmique énergique et, par ses références à l’élément feu, est également étroitement lié aux thèmes d’Émilie. Saariaho a d’ailleurs elle-même évoqué le parallèle entre le soliste de ses concertos et le rôle du protagoniste théâtral dans son concerto pour violon Graal théâtre (1994) :

Le titre exprime la tension que je ressens entre les efforts du compositeur écrivant sa musique et l’aspect théâtral de l’exécution, notamment dans le cas d’un concerto, où le soliste joue un rôle majeur, tant physique que musical. (Saariaho, p. 300)

Pour ce qui est des personnages, celui dont l’absence sur scène se fait le plus sentir dans Émilie, au regard de son importance dans la vie et le quotidien d’Émilie du Châtelet et dans le matériau musical de l’opéra, est Voltaire, absence que dans son livret Maalouf suggère de compenser par la présence d’un buste. En lieu et place d’un acteur ou chanteur qui jouerait son rôle, la musique lui donne la parole par la transformation électronique occasionnelle de la voix de la soprano en voix d’homme – un procédé étendu à toutes les autres voix qui hantent Émilie, contribuant à varier la palette du monodrame.

La relation entre Émilie du Châtelet et Voltaire était, selon les normes de l’époque, unique par son égalitarisme, comme l’explique Élisabeth Badinter dans sa biographie d’Émilie, citant des images qui prennent corps dans la structure de l’opéra et dans ses mises en scène :

Voltaire ne la considère pas seulement comme son égale, mais comme le juge suprême de ses réflexions et de son œuvre. […] Cela est particulièrement vrai pour les sciences. En quatre ans de vie commune à Cirey, il a pu observer les progrès quotidiens qu’elle fait dans ces disciplines. La brillante collaboratrice qu’elle était au début est rapidement devenue un maître qu’il ne peut plus suivre. Ravi, il proclame la supériorité de sa compagne et la déclare tour à tour “un astre” dont il est un “satellite”, ou “la substance dont il est l’accident”. (Badinter, pp. 249-250)

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Scène VI : Feu

Je me sens prise au piège,
Au piège de mon propre corps,
Au piège de mon corps de femme.

Cette scène résume pour moi l’un des points émotionnels les plus douloureux de l’opéra, le désespoir et la rage d’Émilie d’être mortellement piégée par son corps et sa grossesse. Je me souviens encore très bien de la façon dont Karita Mattila a fait ressortir ces émotions contradictoires et déchirantes lors de la répétition générale à l’Opéra de Lyon. Assis dans le public, j’étais horrifié par le dilemme incommensurable d’une femme sur le point de devenir mère éprouvant une telle haine pour son propre corps et l’enfant qu’elle portait.

Dans son livre sur l’expression vocale féminine, Adriana Cavarero décrit la narration classique du mélodrame italien comme un archétype de narration patriarcale misogyne (Cavarero, p. 138). À la fin de nombreux opéras, la protagoniste finit par mourir, après être passée par certaines étapes obligatoires de l’intrigue, notamment tomber amoureuse, être trahie et malmenée, et perdre la raison. Le melos, ou bel canto, transforme une telle histoire humiliante et cruelle en expérience agréable pour les spectateurs d’opéra, qu’ils soient hommes ou femmes. Je me suis demandé, à partir des idées de Cavarero, si dans Émilie Saariaho ne parvenait pas à remettre en question cette tradition séculaire de plaisir pervers par le recul historique, tout en préservant la beauté et la puissance de la musique. Certes, à bien des égards, déçue par son amant et attendant la mort, Émilie se trouve dans une situation similaire à celle des femmes abandonnées et sans espoir de Schönberg et Poulenc. Mais dans le même temps, la relation qu’entretient le personnage Émilie avec sa musique est fondamentalement différente de celle de ses prédécesseures. Contrairement aux femmes abandonnées à leur sort, Émilie est un agent actif et autonome du début à la fin de l’œuvre. À l’instar des travaux scientifiques qui naissent de ses propres intérêts et de sa nécessité intérieure de déchiffrer le monde par la science, elle guide le cours de la musique de l’opéra à travers ses propres pensées et expériences émotionnelles. 

© Kaija Saariaho, Chester Music Ltd

C’est dans la sixième scène de l’opéra que les pensées autodestructrices de la protagoniste se manifestent avec une force non dissimulée. Ce n’est pas un hasard si l’œuvre est composée pour et dédiée à la prima donna Karita Mattila, qui incarne Tosca, Salomé, Desdémone et bien d’autres héroïnes tragiques sur les scènes d’opéra du monde entier. La sixième scène, cependant, est beaucoup plus complexe que ces archétypes. Elle s’ouvre sur une introduction orchestrale étonnamment visionnaire : la musique révèle le monde intérieur d’Émilie dans toute sa richesse. Le “trille vertical” des cordes, c’est-à-dire l’alternance rapide et irrégulière de sons normaux et bruités, crée un champ magique dans lequel se dessinent les sons rapidement étincelants du piccolo, du marimba et du vibraphone. Un lent glissando de timbales, surmonté d’une cymbale, ajoute un élément idiosyncrasique au paysage sonore. Des extraits de la traduction newtonienne sur la nature du soleil s’intègrent parfaitement à la musique environnante.

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Scène VII : Enfant

Et toi qui es ici, toi l’enfant, mon enfant,
Quelle existence auras-tu après moi ?

Début de la scène sept, le paradis perdu de l’enfance. Crotales, glockenspiel, piccolo et trilles de violon solo. Lointains souvenirs des années 80, du paysage sonore magique des œuvres de jeunesse Lichtbogen et Io. C’est l’un des rares moments de bonheur dans l’opéra Émilie, un bref répit dans la tension et l’anxiété. Cavarero se réfère dans son étude à l’utilisation par Julia Kristeva de l’idée de chora sémiotique. Elle décrit ainsi la phase symbiotique de l’enfance :

Sfera preverbale e inconscia, non ancora abitata dalla legge del segno, dove regna l’impulso ritmico e vocale. Di profonda radice corporea e legata alla totalità indistinta della madre e del bambino, essa precede il sistema simbolico del linguaggio… (Cavarero, p. 148)

Sphère pré-verbale et inconsciente, non encore habitée par la loi du signe, où règne la pulsion rythmique et vocale. Profondément ancrée dans le corps et liée à la totalité indistincte de la mère et de l’enfant, elle précède le système symbolique du langage…

Saariaho elle-même a déclaré dans un entretien, à propos de la relation entre le texte et la musique dans ses opéras :

En tant que compositrice, mon projet n’est pas intellectuel ou philosophique, mais simplement musical, même si, bien sûr, je peux être inspirée par des livres et des idées. Je considère que même dans mes opéras, qui ont toujours un livret, le contenu de la musique ne peut pas s’exprimer verbalement et ne peut pas être facilement défini en termes esthétiques ou psychologiques. (Saariaho, “Arrêter le temps”)

La musique de Kaija Saariaho nous laisse au bord de cet indéfinissable, où l’ont conduite une pensée à la fois scientifique et poétique. Kaija Saariaho et Émilie du Châtelet, ces deux femmes courageuses, pionnières, n’ont pas non plus choisi entre l’intellect et le monde des sens : leurs travaux respectifs les exaltent dans le même mouvement, à la fois mathématique et technicien, et pourtant amoureux des couleurs et des sons. Toutes deux avaient encore beaucoup à offrir – toutes deux ont manqué de temps.

Elizabeth Futral dans Émilie par Marianne Weems © Stephanie Berger

Références :
– Élisabeth BADINTER, Émilie, Émilie. L’ambition féminine au XVIIIe siècle. Paris, Flammarion, 1983.
– Adriana CAVARERO, A più voci. Filosofia dell’espressione vocale. Milano, Feltrinelli Editore, 2003.
– Kaija SAARIAHO, Le passage des frontières. Écrits sur la musique. Paris, éditions MF, 2013.

Juha T. Koskinen (FI) est un compositeur qui s’intéresse en particulier aux rencontres entre les cultures. Il est professeur invité de composition à l’Université des arts d’Aichi au Japon depuis 2016.

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