par Marina Dumont-Anastassiadou
ΗΜΕΡΟΛΌΓΙΟΝ ΝΤΕΛΊΒΕΡΙ [JOURNAL DE LIVRAISON]
D’après les textes de Sakis Apostolakis (Σάκης Αποστολάκης)Mise en scène et dramaturgie : Klairi Christopoulou (Κλαίρη Χριστοπούλου)
Compagnie Anthropos sti thalassa (Άνθρωπος στη θάλασσα)Scénographie : Maria Ossa (Μαρία Όσσα)
Costumes : Penny Dani (Πένη Ντάνη)
Musique : Andreas Asimakopoulos (Ανδρέας Ασημακόπουλος)
Lumières : Valantis Nestoras (Βαλάντης Νέστωρας)Avec : Myriam-Sophia Artzanidou (Μύριαμ-Σοφία Αρτζανίδου), Anna-Maria Gatou (Άννα-Μαρία Γάτου), Marios Mevouliotis (Μάριος Μεβουλιώτης)
Première le 4 mai 2023 au café Alte Fablon, Thessalonique.
La compagnie Anthropos sti thalassa (Un homme à la mer) a été créée en 2010 par l’actrice et metteuse en scène Klairi Christopoulou à Thessalonique. Avec une production par an, elle s’est progressivement fait connaître dans la scène locale avec des spectacles qui prônent un théâtre permettant « la sensibilisation du public aux questions sociales et politiques, l’acceptation de la diversité, l’élimination des stéréotypes, la reconstruction de la mémoire historique, la voix des faibles et des opprimés [qui] définissent ce que le théâtre signifie pour [elle] : un radeau pour toute personne à la mer. »

À Salonique – ou Thessalonique, tel que le veut le nom officiel – en juin 2023, le groupe Anthropos sti thalassa joue à guichet fermé. D’ailleurs le spectacle va être prolongé d’au moins trois dates. La représentation a lieu dans le sous-sol attenant au café Alte Fablon, sur la rue Filippou. C’est l’été, les gens attendent patiemment, leur ticket et un verre à la main, que la metteuse en scène Klairi Christopoulou ouvre la porte. Enfin nous entrons dans une toute petite salle d’environ 30 m2. Y sont disposées de part et d’autre quelques chaises formant un étroit couloir où, on le devine déjà, l’action théâtrale aura lieu. Au bout de la salle, les acteur·ices sont en train de prendre des selfies et de discuter. Parfois, une voix s’élève pour chanter un chant funèbre.
Comme le titre l’indique, le spectacle est un journal de bord à trois voix sur le quotidien des livreur·se·s en scooter qui se multiplient aussi bien en Grèce que dans le reste d’un monde en proie à l’auto-entreprenariat. Pour les personnes comme moi qui ne lisent jamais les brochures avant de rentrer dans une salle de théâtre, il n’était d’abord pas très clair s’il s’agissait de raconter l’histoire d’une unique personne avec trois acteur·ices ou si ces corps devaient incarner de nombreuses perspectives sur le métier. Il semblait évident que l’accumulation d’anecdotes particulières visait à produire une généralisation et à décrire un petit univers. Mais par ailleurs, plusieurs épisodes dans le texte nous mettaient sur la voie d’un·e unique livreur·se. En rassemblant les bouts, on finissait par voir se dessiner un seul protagoniste qui disait avoir été journaliste et s’être reconverti dans la livraison après la faillite du journal pour lequel il travaillait et la vague de licenciements massifs liée à la crise grecque des années 2008-2018. Le texte de la pièce est issu de l’expérience, véridique et publiée en ligne, de Sakis Apostolakis, crédité en tant qu’auteur sur l’affiche. Son histoire n’est évidemment qu’un exemple de vie. Les trois voix nous donnent toutefois à penser la singularité du récit dans un contexte plus global, celui d’une tendance à la destruction des emplois traditionnels pour se plonger la tête la première dans ce qu’on appelle désormais l’ubérisation de la société. En démultipliant le récit dans trois corps, la metteuse en scène nous montre comment le processus s’est généralisé, comment il a commencé à se propager dans la société grecque après des années d’un État qui n’a jamais été irréprochable ni particulièrement efficace, mais qui avait une politique publique claire et sociale jusqu’à ce que la crise de 2008 démantèle tout le système, démembre l’appareil public et mette en vente toutes les infrastructures. À travers l’auto-entreprenariat, nouvel Eldorado du néo-libéralisme, c’est la faillite de l’État et l’auto-esclavage que nous racontent ces trois corps qui se démènent dans ce tout petit espace. Certes, le sujet n’est pas nouveau, puisque le métier s’est répandu dès le début des années 2000. Mais il a connu un essor important à partir de 2008 d’abord, puis avec le covid en 2020. Alors que le couvre-feu empêchait la plupart des gens de sortir de chez eux, des marées de scooters se déversaient dans les grandes artères de Thessalonique entre 20h30 et 21h30, aux heures du dîner. La paresse a trouvé un allié dans la loi, et les habitudes se sont ancrées. Les narrateur·ices sur scène font ainsi part de l’absurdité des commandes à livrer, parfois une seule bière, parce que le·la client·e n’avait plus envie de ressortir faire les deux-cents mètres jusqu’à la supérette du coin.
Le spectacle n’est cependant pas uniquement un rapport sur l’état du secteur de l’emploi en Grèce. C’est même le sujet secondaire. Il transparaît par touches seulement. Au cœur de la représentation on a un tableau très humain de rencontres, de relations et du quotidien du livreur-personnage. L’essentiel du spectacle est basé sur des anecdotes positives ou négatives, toujours courtes et le plus souvent drôles, racontées à toute allure, comme si nous étions nous-mêmes pris·e·s par le temps d’une course en scooter. On assiste au portrait de différentes catégories anthropo-sociologiques de client·e·s. On retrouve le client radin, qui ne laisse pas de pourboire, celui qui appelle une minute avant la fermeture, et qui ne répond plus au téléphone une fois la commande arrivée. Grâce aux détails du récit et au jeu déployé, on se met à voir les scènes d’une journée se succéder. On voit par exemple comment le personnage-livreur attend longuement devant une porte, s’énerve à sonner, et est prêt à repartir, avant de tout pardonner lorsque la porte s’ouvre sur une cliente tout juste sortie de la douche. On voit comment il rentre dans l’ascenseur d’un immeuble dont il reconnaît l’odeur, pour être accueilli par une bouffée de marijuana devant la porte d’un client incapable d’articuler deux mots. Il y a la personne qui donne un bon pourboire, celle qui jette les pizzas sur le canapé, irrespectueuse du travail fourni, celui qui essaye d’obtenir des informations sur son ex, celui qui vient à la rencontre du livreur pour lui éviter quelques marches. Le spectacle raconte aussi les pauses pipi, les trajets sous la pluie, l’angoisse de devoir monter au dernier étage sans ascenseur. On commence à imaginer la contrariété que provoque le client nouvellement installé qui ne connaît pas son adresse et indique le mauvais quartier, provoquant de longs détours à travers les rues homonymes de la ville. Avec humour et vivacité, le spectacle nous raconte toutes ces choses triviales. Ces histoires sont frappantes de banalité, mais c’est dans cette concrétude que nous nous heurtons au réel et aux questions les plus fondamentales du quotidien. Comment soulager ses besoins de base dans des journées de quatorze heures, quand on est toujours sur une mobylette, sans bureau, sans pause et sans perspective de rentrer chez soi ? Comment rêver du lendemain ? Imerologion Delivery réussit à forcer l’empathie du public en poétisant le concret et le trivial. Et nous voilà à comprendre bien mieux ce que cela signifie de devoir passer cinq minutes à compter des pièces rouges, parce que le·la client·e a voulu se débarrasser de sa ferraille. C’est aussi une ode (dans le meilleur des cas) à l’humanité « parce que l’être humain ne cesse jamais de te surprendre ».

La représentation ne prétend pas dépasser le cadre de sa propre narration. Elle réussit pourtant, sans le souligner, à ouvrir l’espace mental à une réflexion sur la situation économico-politique de la Grèce contemporaine. Finalement, à travers l’exemple de cette reconversion, est déroulé le récit de la crise financière grecque. L’auteur a perdu un emploi, considéré comme noble, et doit envisager son avenir sous l’aspect de la survie. Par sa mise en récit joyeuse et vivante, il amoindrit constamment le déclassement lié à ce changement de situation. L’exclamation « Je suis devenu livreur après 35 ans de journalisme ? Non ! Je suis devenu un homme libre » est une déclaration d’amour à son auto-estime et à son nouveau métier et cache en même temps ce que cette liberté recouvre de précarité. Il transforme son nouveau statut en une expérience de vie. Il l’utilise pour faire une enquête journalistique sur ce métier, en faire une mission d’utilité publique et y trouver une satisfaction intellectuelle. Néanmoins on entend, à quelques endroits, quasi imperceptibles, la fatigue, et parfois le regard des autres. Mais que peut-il faire après avoir perdu son travail à part se réjouir d’avoir fait le choix, à dix-huit ans, d’acheter une mobylette, qui lui aura sauvé la vie aujourd’hui ? Les individus sont alors renvoyés à leur propre destin, sans soutien étatique et ne peuvent compter que sur leurs ressources. Enfin, sans devenir didactique, le spectacle se permet d’insensibles digressions sur des sujets d’actualité comme le financement de la culture ou les violences policières.

La qualité du spectacle tient d’abord à l’absence de moralité. Drôle, léger, joyeux, il ne tombe pas dans l’écueil de la leçon d’économie politique. Sa deuxième qualité est que la forme et le propos ne sont pas en contradiction, comme c’est bien trop souvent le cas dans des spectacles à gros budget qui prétendent mettre en critique les conséquences de l’ultra-libéralisme. C’est en effet une représentation fabriquée avec des moyens très réduits. Un petit espace, mais aussi un espace vide. Il n’y a quasiment pas de décor, quasiment pas d’effets spéciaux. Les costumes sont relativement basiques. Mais les quelques éléments scéniques (des sonnettes, des casques de moto, un spray qui figure la pluie, un k-way et le son) permettent de créer l’espace et le temps et de développer des images poétiques. Une chorégraphie simple et efficace de quelques mouvements pour enfourcher la mobylette nous transportent dans les rues de Salonique, créées par la disposition même du public de part et d’autre du couloir qu’est la scène. Les sonnettes sont toutes les portes auxquelles frapper. Les acteur·ices font la porte, le chemin, le dialogue, le·la livreur·se et le·la client·e, la pluie, la pizza. Tout à la fois. À un rythme effréné, quasiment sans respirer, tout en se permettant parfois quelques moments de silence pour faire monter le suspense : qui se cache derrière la porte ? Comment aura lieu la rencontre ? La représentation n’échappe pas à une forme de démagogie : au début du spectacle, une actrice passe commande de pizzas à l’auteur Sakis Apostolakis présent en sa qualité de livreur (c’est désormais son métier principal). Celles-ci arrivent juste à temps pour clôturer la pièce avec un moment convivial où le public est invité à manger. Malgré tout, on ne se sent pas manipulé et la metteuse en scène réussit à donner le sentiment d’être, pendant une grosse heure, dans la peau de celles et ceux qui livrent les pizzas, sushis, mojitos et autres incontournables de la société de consommation. Ce petit spectacle fait de bouts de ficelles, comique et poétique, hors des cadres institutionnels, a eu le pouvoir de modifier mon regard et mon comportement – et potentiellement celui d’autres personnes dans le public. Certes, il aborde la complexité de la société contemporaine par un angle très spécifique, mais il le fait bien et en nuance. Imerologion Delivery crée un espace invisible, au-delà du décor, qui permet de faire voir les images décrites. On voit les rues, on voit la pluie, les interphones, les longues soirées, la petite chambre, dans laquelle le téléphone sonne à trois heures du matin. On le voit sans vidéo et sans décor. Juste à travers les mots et le jeu qui créent un espace mental de projection et qui permettent d’imaginer ce qui ne peut être montré faute de moyens. Ici, c’est dans la réduction que se développe l’imagination.
En parallèle, le spectacle pose la question de la nécessité de créer, et des ressources dont il faut disposer. On le voit à cet exemple : on peut faire du théâtre dans une salle de 30 m2, dans un sous-sol de café, on peut même faire du très bon théâtre qui laissera une trace plus longue que la plupart des spectacles vus cette année. Tous les ingrédients d’une expérience théâtrale réussie y sont. Divertissement, bières, pizzas et même une vision du monde. Mais qu’en est-il des artistes ? Payé·e·s une misère et moins, on trouve là la limite de survivance du théâtre. Parce qu’il faut, malgré tout, payer les gens, et on ne peut pas demander à des acteur·ices de se constituer auto-entrepreneur·se·s. Ce serait pousser un peu trop loin l’analogie. Celle-ci est intégrée au spectacle. À quelques minutes de la fin, l’une des actrices invite le public à voir les liens entre le monde qui vient d’être décrit et celui de la culture en Grèce. Elle ramène ainsi le propos de la pièce dans la réalité de la salle, avec nous et avec les personnes qui sont en train de nous livrer leur travail.
| Marina Dumont-Anastassiadou (FR/GR) est metteuse en scène, réalisatrice et actrice. Elle travaille essentiellement entre l’Allemagne, la France et la Grèce sur des projets interdisciplinaires, multilingues et multiculturels. |

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