par Laurent Prost-Deschryver
MADRIGALS
Concept et mise en scène : Benjamin Abel Meirhaege
Musique : Doon Kanda & Claudio Monteverdi
Directeur musical et co-composeur : Wouter Deltour
Recherche et dramaturgie : Louise Van den Eede
Scénographie et création lumière : Zaza Dupont & Bart van Merode
Avec Hanako Hayakawa, Els Mondelaers, Lucie Plasschaert, Khaled Barghouthi, Clément Corrillon, Victor Dumont, Antonio Fajardo, Alice Giuliani
Musiciens : Madoka Nakamaru, Wouter Deltour, Pieter Theuns, Rebecca Huber
Artistes visuels : Anthony Ngoya, Che Go Eun, Christiane Blattmann, Daan Couzijn, Filip Anthonissen, Gilles Dusong, Justin Fitzpatrick, Nokukhanya Langa, Sanam Khatibi, Thomas Renwart, Tom Hallet, Tristan Bründler
Production : Musiektheater Transparent, detheatermakerPremière à De Singel (Antwerpen) le 21 janvier 2022
En tournée : 29-30/10/2022 Toneelhuis (Antwerpen), 4-5/04/2023 Tandem (Douai), 14-15/04/2023 La Villette (Paris), 11-12/05/2023 Le Maillon (Strasbourg)[ Biais éventuels : une des interprètes du spectacle, Alice Giuliani, est une amie. ]
“Yet we can extract music out of bones and ocher out of earth. This generation and every generation yet to come – subversively erotic, mysteriously prophetic, tantalizingly undefined – refuses to fade from view – before the apocalypse occurs, before everything is lost in nothingness, I suggest, all gestures must pass, from self to world, from flesh to love, from song to song.“
Louise Van den Eede

Peut-on aimer son époque sans être en guerre contre elle ? C’est avec une patiente ferveur que Benjamin Abel Meirhaege affronte, dans sa dernière œuvre scénique Madrigals, cette redoutable question, dont il suit les méandres dialectiques à travers des extraits du 8e livre des Madrigaux de Claudio Monteverdi, connu sous le titre de Madrigali guerrieri e amorosi, publié en 1638 à Venise.
Que l’on ne se méprenne pas néanmoins. Le mélomane qui s’imaginerait assister à une nouvelle interprétation de ce monument de la musique occidentale ne pourra qu’être scandalisé : outre la nudité des huit interprètes, l’amateurisme des voix chantées, la musique électro-pop de l’artiste Doon Kanda entremêlée aux compositions de Monteverdi, enfin l’absence de cohésion dramatico-narrative de l’ensemble forment un cocktail joyeusement irrévérencieux qui pourrait, à bon droit, provoquer l’indignation du public cultivé. Pourtant, quand la pièce se termine sur un chœur enjoué, le public est soulevé d’enthousiasme et les artistes ovationnés : car nous sommes à Anvers, en territoire flamand, où les artistes de la scène ont, depuis des décennies désormais, accoutumé leur public à des gestes transgressifs qui ont bouleversé les conventions dramatiques et ont aujourd’hui acquis toute leur légitimité, y compris institutionnelle – au risque, évidemment, que l’avant-gardisme ne se sclérose en un nouvel académisme.
Or, c’est ce à quoi échappe cette mise en scène, qui est loin de s’arrêter à la pure jouissance de déconstruire un classique : s’il y a bien une guerre déclarée aux conventions de la tradition musicale, c’est une guerre amoureuse, qui tente d’embrasser l’œuvre de Monteverdi autrement que par la seule technique et virtuosité musicales. Il s’agit de gratter le vernis que les siècles ont déposé sur cette œuvre, de secouer la poussière vénérable, afin de faire entendre autre chose que ce à quoi la tradition du concert classique, élevée au rang d’institution sacrée depuis le XIXe siècle, nous a accoutumés.
Louise Van den Eede, auteure de la dramaturgie du spectacle, souligne ainsi que Monteverdi avait conçu ces madrigaux pour être joués lors du Carnaval de Venise, dans un palazzio ouvert au public, dans une salle remplie de peintures de batailles. La mise en scène de Benjamin Abel Meirhaege revendique cet ancrage populaire, notamment par l’invitation faite à l’artiste Doon Kanda (aussi connu sous le nom Jesse Kanda) de venir entremêler aux mélodies passionnées de Monteverdi ses compositions électro-pop. Ces dernières, qui évoquent fortement l’univers de la chanteuse Björk (avec qui Doon Kanda a par ailleurs collaboré), viennent tantôt en prolongement des madrigaux, tantôt en soubassement rythmique et harmonique, produisant un ensemble séduisant certes, mais qui risque à tout moment de simplifier la subtilité de l’art monteverdien. C’est là néanmoins le choix assumé du metteur en scène, qui souhaiterait faire venir au théâtre le public des concerts pop et électro : “I want to give back classical music to real people”. Sans s’arrêter à cette expression quelque peu malheureuse (on ne voit pas bien en quoi les spectateurs bourgeois du Toneelhuis seraient davantage des real people que le public tout aussi bourgeois des concerts classiques), il faut reconnaître que le Monteverdi mis en scène ici a un visage inédit : celui d’une jeunesse passionnément résolue à ouvrir les portes du temps pour laisser advenir de nouvelles utopies.
C’est toute la force en effet de cette mise en scène de ne pas se saisir de Monteverdi comme d’un moment historique révolu, mais comme d’une source originelle toujours active grâce à laquelle il serait possible de briser l’illusion d’un temps historique linéaire pour renouer avec les puissances infra-historiques dont la civilisation humaine est issue. La nudité des interprètes, seulement agrémentée de micros HF qui lui donnent un air futuriste ou rétro-futuriste, prend ici tout son sens : nous sommes à l’aube de la civilisation, à l’aube de l’invention de quelque chose de radicalement nouveau et dont nous ne pouvons encore saisir le sens. Cet advenir de l’utopie, Benjamin Abel Meirhaege et Louise Van den Eede le lisent dans les madrigaux de Monteverdi, qui portent en germe ce qui deviendra l’opéra, dont on sent bien qu’il n’est pas pour eux un simple genre musical, mais le lieu même de l’utopie, le creuset où, par la dialectique des formes artistiques hétérogènes qui s’y confrontent, s’invente et se réinvente constamment le sens même de la civilisation – l’advenir inchoatif de l’humanité de l’homme.
Mais cet opéra, s’il est bien un symbole de la civilisation, ne peut avoir de date de naissance située dans l’histoire : il n’a qu’une origine, une puissance d’advenir qui est à l’œuvre à chaque instant de l’histoire de l’humanité. La nudité des interprètes évoque ici, dans une origine fantasmée en nudité, le chœur des bacchantes de Dionysos, que Nietzsche considérait comme la source mystique de la tragédie grecque. Mais c’est aussi l’humanité préhistorique des grottes et des peintures rupestres qui nous est présentée, une autre origine, encore, de la culture, des arts et de la civilisation : le metteur en scène suit ici les intuitions de Werner Herzog qui, dans son film sur la grotte Chauvet (Cave of Forgotten Dreams, 2010), voyait dans ces peintures la préfiguration de l’opéra et du cinéma. Sauf qu’aux peintures rupestres se sont substituées des œuvres de jeunes artistes contemporains, suspendues au grill, et que l’on pourra retrouver sur le site web dédié de cette création (https://www.madrigals.be/visual-art).
Ce en quoi consiste cet opéra ne peut pas être connu, nommé, puisqu’il s’agit de l’utopie elle-même, de ce qui n’a pas de lieu dans l’histoire, mais dont toute histoire provient, de ce qui agit et œuvre en secret dans les souterrains de la civilisation. Nous en connaissons néanmoins le principe formel : la dialectique inachevée et inachevable de l’individu et du collectif, dont la mise en scène de Meirhaege est un cas exemplaire. Cette œuvre scénique repose en effet sur un principe de collaboration multiformes.
Les interprètes, d’abord : tous issus de parcours artistiques différents, entre la danse, le chant lyrique et le théâtre. Cela pourrait paraître être une gageure – et l’est en effet en un certain sens : l’interprétation musicale des madrigaux est bien souvent approximative, ou repose sur des clichés vocaux non maîtrisés, les mouvements des corps esquissés sans être totalement assumés, bref l’absence de technicité musicale ou chorégraphique est patente. Mais c’est là, à n’en pas douter, un choix délibéré de Meirhaege : ce qu’il met en scène ce ne sont pas tant les madrigaux de Monteverdi, mais davantage l’aventure d’une communauté de jeunes artistes qui se confrontent à cette œuvre pour en tirer une vitalité nouvelle, avec leurs moyens propres. Ainsi, lors des premières minutes du spectacle, nous entendons les voix de chacun des interprètes parler de leur rapport à l’amour, au désir érotique, et à Monteverdi : le rapport singulier que chacun entretient dans son existence avec ces dimensions n’a pas une moindre importance que les madrigaux eux-mêmes. Et chacun aura “son” moment de chant en solo : non pas tant pour exhiber son ego à travers la passion vocalisée, mais davantage pour mettre en avant ce que de jeunes corps et de jeunes voix peuvent rencontrer dans la musique de Monteverdi.
L’on pourra en dire autant des autres artistes qui forment cette communauté éphémère rassemblée autour de Monteverdi : la dramaturge Louise Van den Eede, dont la patte est très sensible dans la conception de la dramaturgie du spectacle et de l’ensemble des références artistiques mobilisées ; le compositeur Doon Kanda ; les artistes visuels ou vidéos dont les oeuvres sont comme exposées sur scène comme elles le seraient dans une galerie. La polyphonie tressée par toutes ces voix, dont la plupart sont issues de la génération des années 90, est vivante, joyeuse, irrévérencieuse : affirmative de sa singularité et de son droit à inventer de nouvelles utopies, quelles que soient les pesanteurs de notre époque.
On aurait pu souhaiter, néanmoins, que l’obscurité des temps que nous vivons soit davantage suggérée, ne serait-ce qu’entre les lignes, pour donner davantage de force à la dialectique entre l’amour et la guerre qui est au cœur du propos de Monteverdi. L’esthétique pop et postmoderne prend toujours le risque de trop aimer les surfaces de son époque, et de s’y dissoudre comme les parfums de luxe qui hantent les boutiques de cette antre du capitalisme qu’est, depuis ses origines, la ville d’Anvers. Andy Warhol n’a jamais embrassé les surfaces pop du consumérisme ou d’Hollywood que pour en révéler la face cachée, la mort et la destruction qui creusent le vide d’où surgit l’image en surface. Qu’une nouvelle génération d’artistes prenne d’assaut les salles de spectacle pour affirmer son existence et sa puissance de création ne peut que nous réjouir : mais la force de rupture et de radicalité que ces artistes pourront peut-être constituer dépendra de leur capacité à entrer en guerre contre l’époque et les conditions de production assignées à l’art – alors seulement pourra naître, s’il en est, un nouvel amour.
| Laurent Prost-Deschryver (FR) est philosophe et metteur en scène. Il co-dirige, avec Alika Stenka, la compagnie attanour. Vit et travaille dans les Ardennes françaises. |


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