par Aleksi Barrière
JEANNE ET GILLES (DEMAIN ENCORE L’APOCALYPSE)
Conception et mise en scène : Sarah Clauzet, Florence Louné, Matthieu Luro (compagnie des Figures)
Textes : écriture collective et montage
Avec Lucas Chemel, Sarah Clauzet, Camille Falbriard, Gabriel Haon, Kévin Jouan, Romain Martinez
Regard chorégraphique : Carlotta Sagna / Création tonsures et costumes : Judith Scotto / Accompagnement scénographique et costumes : Pascal Laurent / assisté de Sonia Le Ny et Rémy Girardin / Création sonore : Étienne Coussirat / Création lumière : Nicolas Perret / Production et diffusion : Elsa Malye Nora / Administration : Sandrine Dehez
Création à La Manufacture CDCN (Bordeaux) le 18 novembre 2022
En tournée : le 8 décembre 2022 au Melkior Théâtre (Bergerac) dans le cadre du Festival TrafiK.[ Biais éventuels de l’auteur : la co-metteuse en scène Sarah Clauzet est une amie. ]
Début 2020, la compagnie des Figures annonçait Jeanne et Gilles, le spectacle sur lequel elle travaillait. Il était présenté dans ces termes : « 1429-2020. D’une époque à l’autre, les mêmes signes de la fin d’une ère. Tout s’effondre, tout collapse, la Terre tremble, la Terre irrupte, la Terre casse. Épidémies, bouleversements climatiques, et l’urgence de vivre à la veille de la fin d’un Monde. De chercher quel regard porter sur cette nouvelle Catastrophe. C’est encore demain l’Apocalypse, la Révélation. »
Ce texte a été écrit avant le début de la pandémie de Covid-19, et s’il n’a pas été utilisé dans la promotion du spectacle désormais créé, c’est sans doute qu’il met en quelque sorte dans l’embarras. Embarras créatif de faire un spectacle Covid, d’abord, mais aussi plus fondamentalement embarras d’un millénarisme qui, jusqu’ici omniprésent, semble étrangement passé de saison. L’âge des pandémies et des bouleversements climatiques était annoncé, et sans surprise le Covid est venu, les canicules et les inondations aussi, et nous avons même entraperçu l’hypothèse d’un « monde d’après » fait de sobriété et de circuits courts – dans le cauchemar une résolution collective commençait à poindre. Et puis plus rien. Au nom d’un retour fiévreux à la normale, oubliés les gestes barrières, le soutien à l’hôpital public, les commerces de proximité, et on annonce mollement une Cop 27 inutile, des Jeux olympiques d’hiver en Arabie saoudite… La fin du monde n’est de toute évidence plus à l’ordre du jour, en tout cas pas sur le ton véhément de 2020 : l’heure est à la relance et à la réconciliation. C’est dans ce contexte qu’il fallait faire advenir Jeanne et Gilles, qui a eu en novembre 2022 sa première à La Manufacture à Bordeaux, vestige de l’ancien quartier populaire qui flanque la Gare Saint-Jean, et lieu déjà de la première résidence de création du spectacle il y a deux ans.
Au moment de découvrir le début du spectacle, le pitch reste pourtant d’actualité et la prémisse du spectacle n’a pas changé. Le public est accueilli à son entrée par un homme en costume cravate et K-way, un peu fébrile, sur le départ (Kévin Jouan). Quand tout le monde est en place il commence son adresse, à nous ses « collaborateurs » : DG d’une entreprise de literie, il annonce la mise en place d’un plan gouvernemental d’évacuation en réponse à une catastrophe en cours, incite à ne pas paniquer, tandis que sa propre petite réalité est en train de se déliter. On glisse doucement dans la fiction d’une France ravagée par de violents « dérèglements météorologiques ». Sur le plateau de France Bleu Normandie, face à un présentateur rassuriste (Romain Martinez), une scientifique (Sarah Clauzet) ne prononce pas les gros mots d’« effondrement » et d’« extinction », mais laisse comprendre qu’il s’agit de quelque chose de cet ordre. Il n’y aura pas de « retour à la normale ». Un reporter (Lucas Chemel) dépêché dans Paris en proie au chaos, aux flammes, et aux animaux sauvages rend compte en duplex des événements dans un langage qui peu à peu devient littéralement celui de l’Apocalypse biblique : « La Terre s’est ouverte lâchant un torrent de feu. Les mers se sont dérobées et les hommes se sont noyés dans les flammes. Les vents se sont tus… »
Commence alors pour ainsi dire un second spectacle, qui ressemble à un rêve fait par le premier, et qui réunit les mêmes acteurs dans différents rôles. Alors que nous étions jusqu’ici cantonnés à l’avant-scène et à des situations issues d’improvisations, dans une langue contemporaine et jouant de la vacuité des phrases toutes faites, par l’apocalypse le plateau va s’ouvrir dans sa profondeur et la parole s’emplir de morceaux rapiécés de textes plus ou moins archaïques et inattendus, au fil de tableaux qui flottent les uns dans les autres plus qu’ils ne s’enchaînent. Nous entrons dans un monde de bigarrure, un Moyen-Âge.
À travers les histoires entremêlées des personnages éponymes, Jeanne d’Arc et Gilles de Rais, c’est en effet la fin tumultueuse de ce qu’on a appelé le Moyen-Âge qui est donnée pour cadre (les années 1420 et 1430), mais par parti pris la toile de fond historique n’est pas posée. La Guerre de Cent Ans, ses guerres civiles imbriquées, la crise schismatique de l’Église catholique, les pestes, ne sont ni nommées ni expliquées. Sur le plateau, c’est plutôt une ambiance qui nous est donnée à sentir, posée d’emblée par un groupe de rôdeurs partis chasser l’ogre dans une forêt obscure. Un monde sans coordonnées fixes, de violence et de débrouille, dans lequel tout le monde est en lutte à sa manière. Gilles de Rais, dans sa première apparition en étymologiste sadique, nous en donne la méthode psychanalytique et mystique, en proposant d’entendre dans le collapse un lapsus collectif, dans l’apocalypse une révélation à vivre tous ensemble.

Les deux personnages principaux ne font pas davantage que le reste l’objet d’un traitement documentaire. Iconiques, ils sont traités comme tels : des images qui viendront peut-être éclairer notre propre Moyen-Âge, des figures faudrait-il dire en référence au nom de la compagnie. Hardiment on nous propose une Jeanne d’Arc de plus, avec le désir manifeste de débarrasser le personnage des scories et des récupérations, pour n’en garder que le feu. Dans un texte construit comme le reste par rapiéçage de sources diverses, cette Jeanne s’énerve contre la médiocrité de son milieu social dans la langue rageuse de l’Arturo Bandini de La Route de Los Angeles de John Fante, autant qu’elle aspire à l’incandescence dans les termes mystico-politiques de la Jeanne d’Arc de Charles Péguy. Et quand la voix de Sainte Catherine d’Alexandrie lui parle pour l’inciter à prendre les armes, c’est en représentante d’un canon hétérodoxe où elle côtoie Saint Thomas [Müntzer], Sainte Louise [Michel] et Sainte Ulrike [Meinhof], dont Jeanne s’approprie le vocabulaire. Le précédent spectacle de la compagnie des Figures portait sur la vie de R.M. Fassbinder, les années de plomb allemandes et la Bande à Baader (Fassbinder (funérailles), 2018), on n’est donc pas surpris que se constitue ici une telle généalogie de l’appel à la lutte armée, et que Jeanne devienne l’emblème de ce qui serait une universelle pulsion juvénile de l’action directe en réaction à la corruption du monde. Le parcours du personnage – interprété par Camille Falbriard avec une frénésie inépuisable qui détonne avec la stylisation plus retenue du reste – est brossé sans détails superflus, et encore une fois on nous fait sentir les choses plutôt qu’on ne nous les explique. Les apparitions des saintes sont matérialisées par le déroulement de bannières à leur effigie, peintes à la main et actionnées depuis le plateau par un système de kakemono. La vie militaire de Jeanne est symbolisée, sans narration, par une scène physiquement impressionnante où elle se débat rageusement, au milieu du plateau vide, contre une centaine d’étendards qui lui sont lancés de toutes parts depuis les coulisses, et qui finissent par venir à bout de ses forces. Ensuite, on en vient déjà au procès.
Le procédé de la biographie suggestive est un peu plus périlleux pour traiter le personnage de Gilles de Rais, du fait qu’il est moins connu du public. Devenu ici, comme en son temps déjà, figure de conte, ogre, Barbe-Bleue, Roi des Aulnes, il est objet de terreur, jouisseur décadent dont le parcours biographique est occulté, et qui ainsi contrairement à Jeanne n’a pas d’arc (si je puis dire) narratif à proprement parler. La description de ses crimes – des centaines d’enfants enlevés, violés et démembrés sur une durée de huit ans – nous est également épargnée, si ce n’est par l’évocation suggestive, horrible dans sa volupté, qu’en fait Huysmans dans son roman Là-Bas (« … il avoua s’être vautré dans l’élastique tiédeur des intestins ; il confessa qu’il avait arraché des cœurs par des plaies élargies, ouvertes, telles que des fruits mûrs. »). On ne peut que se réjouir que le spectacle ne cède pas ici aux séductions du voyeurisme sensationnaliste, et ne dérive pas non plus vers la relativisation de l’horreur, mais il n’est pas certain que l’on prenne l’exacte mesure du personnage, ni de sa genèse marquée par les horreurs de la guerre. Sa fonction schématique apparaît néanmoins clairement : il joue le rôle du monstrum, qui peut se rire de sa propre mise à mort rituelle en prenant conscience de son rôle expiatoire aux yeux de la société : « J’ai été tout ce que vous ne croyez pas être ». C’est ainsi que Gabriel Haon l’interprète, en s’adossant efficacement au trope du sociopathe aristocratique.
La raison pour laquelle ces deux personnages ont souvent été associés dans différentes œuvres, soit au titre de caméo de l’un dans l’histoire de l’autre, soit dans des dramaturgies qui comme ici les entrelacent (le roman Gilles et Jeanne de Michel Tournier, 1983, ou la pièce Sang & Roses – le chant de Jeanne et Gilles de Tom Lanoye, 2010), est que leurs carrières militaires se sont croisées quelque temps. Le choix fait dans Jeanne et Gilles de ne pas matérialiser cette rencontre – sinon par suggestion lorsque Gilles interprète la chanson Joan of Arc de Leonard Cohen, ce qui comme Péguy recentre la figure sur son feu, mais n’éclaire pas outre mesure la relation entre les personnages – peut se comprendre comme un refus de l’anecdotique, un choix de porter ailleurs le parallèle. De fait il arrive bientôt par l’apparition de figures cartoonesques d’évêques (vêtus de superbes chasubles elles aussi peintes à la main et de fausses tonsures) dont le souci constant est de couper les « membres pourris » des plantes vertes et de l’Église, et de lutter contre l’idolâtrie. Ce sont ces évêques, qui par ailleurs se meuvent avec la grâce chorégraphique exquise que réclament leurs costumes, qui vont orchestrer les procès respectifs des deux personnages principaux, présentés à la suite dans ce qui constitue la plus grande scène du spectacle, par sa distribution et sa longueur. Jusqu’ici les acteurs n’apparaissaient presque que seuls ou par paires et dans des coins isolés du plateau : enfin ils sont réunis en un grand tableau vivant pour une double mise à mort rituelle. Le parallèle est construit à partir des documents historiques, par oppositions : l’interrogatoire hautain et absurde de Jeanne a des allures kafkaïennes, par contraste avec les égards reçus par le baron Gilles de Rais, maréchal de France ; Jeanne refuse de se rétracter (ce qui est certes une simplification de la réalité historique de ses hésitations, mais une fois de plus elle est ici une figure plus qu’une personne) quand Gilles met en scène sa repentance et son retour in extremis dans la bonne foi catholique.
On ne sait pas d’abord que faire de ce parallèle qui paraît offrir une conclusion assez cynique au spectacle, avant que le rêve médiéval ne collapse dans un dernier tableau cauchemardesque où les plans narratifs et historiques se fragmentent et se mélangent, nous donnant à comprendre par retournement de la prémisse quelque chose comme du Walter Benjamin : il est illusoire d’attendre l’apocalypse parce que nous vivons déjà dedans, l’histoire est un grand effondrement dans lequel nous nous débattons, un mouvement qu’il nous revient de révéler pour nous en emparer.

C’est ainsi que nous sommes invités à réfléchir sur les figures qui naissent de ce mouvement de l’histoire comme catastrophe, et qui tentent, hier comme aujourd’hui, de le capter de manière plus ou moins opportune ou opportuniste. À ce titre, face à la monstruosité ogresque de Gilles, une autre figure fascinante nous est proposée par le spectacle : celle de l’évêque Pierre Cauchon, ordonnateur du procès de Jeanne (interprété au cordeau par Romain Martinez). Fonctionnaire zélé de l’Église hanté par des rêves de grandeurs, il offre un visage plus ordinaire, plus eichmannien au mal, dans un contraste qui aurait pu être encore plus appuyé avec le « mal radical » du sinistre baron. Tous les personnages sont donnés comme en quelque sorte suscités par leur époque, et la ligne est ténue – mais tenue – entre la démonstration de leurs bifurcations forcément complexes et une position inévitablement hagiographique vis-à-vis de Jeanne-Meinhof. De fait les frontières se troublent à certains endroits : Jeanne et Cauchon parlent tous deux la langue misanthropique du Bandini de John Fante, avec la même ambition de s’extraire de leur condition, mais ils en tirent des attitudes radicalement opposées ; et à leurs procès respectifs, Jeanne et Gilles se déclarent tous deux au-dessus des lois incarnées par ceux qui les jugent. La première le fait davantage comme Antigone mettant les lois des dieux avant celles de la Cité et le second avec un habitus d’aristocrate qui se sait supérieur au droit commun, mais cette convergence intrigue et questionne et donne envie de flirter davantage avec cette ligne dangereuse par laquelle ils se côtoient. Nous les habitants de l’apocalypse, nous voudrions explorer plus avant ces figures disponibles, extrêmes à la hauteur d’une époque extrême, mais susceptibles aussi de nuances plus fines entre pureté et compromissions. Un chemin sans hagiographie est esquissé de fait quand on s’éloigne des personnages : celui de l’investigation sans relâche des images, dont le spectacle pris dans son ensemble est une tentative ambitieuse.
L’espace est traité dans sa nudité de boîte noire destinée à la fabrication de telles images, dominée par quelques éléments de décor et de costume dont la confection bricolée autant que soignée, suffit à donner de l’épaisseur au rêve médiéval. Dans la plus grande partie du spectacle l’action oscille entre une avant-scène chaude propice aux adresses au public et des contres bleus qui ouvrent l’espace dans sa profondeur, avec un certain systématisme qui ne contredit par la sensation de machine à images procurée par la manipulation à vue des drisses. La fumée et deux plans de latéraux bas viennent sculpter l’espace et ses figures, dans une grammaire resserrée qui nous rappelle que les visions s’enchaînent dans un seul et même rêve. La structure du spectacle incite à la fragmentation du plateau, et l’on pourrait souhaiter que la grande machine scénographique fasse davantage sentir sa présence tout au long du spectacle, son plein délire étant ici réservé aux dernières minutes, qui ont la beauté d’une enluminure explosée. Le rôle du grondement rêvé de la machine est, plutôt que visuel, réservé à une bande-son de musiques et de bruitages, souvent cantonnée à l’illustration ou à l’ambiance, et qui ne joue de manière vivante que dans la culmination que représente la chanson de Leonard Cohen.
Malgré le goût des matériaux et de la machine et le foisonnement des images, c’est le texte qui est roi. Il est abondant, chamarré, dit avec la même gourmandise qu’il a été pillé et monté, souvent sous la forme de grands monologues qui sont autant de beaux numéros d’acteurs. La langue médiévale, le style décadent de Huysmans, la modernité de l’argot colérique de Fante jouissent ici du même prestige et disent le même désir d’une agitation par le verbe, de mots qui n’ont jamais la froideur de leur usage utilitaire ou convenu. Une remarque cependant : même en appréciant que le rapport au texte puisse être sauvage, et trouver un sens à ce que toute parole soit un patchwork de sources que le locuteur ne sait même pas qu’il cite, on peut regretter que les textes d’origine ne soient nommés ni dans le spectacle ni dans le matériel mis à disposition par la compagnie (le théâtre ayant pour sa part négligé de proposer ne serait-ce qu’une feuille de salle). La confusion des époques dans Jeanne et Gilles est jouissive, mais la non-attribution des textes menace de faire basculer les liens généalogiques judicieusement dessinés dans une danse anhistorique des archétypes, de figures qui seraient toujours les mêmes.
Si certains partis pris dramaturgiques ou scénographiques de Jeanne et Gilles auraient pu être poussés plus loin, la proposition est posée sans fragilités. La solidité du spectacle doit beaucoup au modèle de production mis en place par la compagnie des Figures, qui a patiemment structuré son travail de création autour d’une dizaine de résidences échelonnées sur deux ans et réparties entre plusieurs théâtres de la région Nouvelle-Aquitaine, et a inventé une approche du grand plateau qui correspond à l’économie de ses moyens et à un esprit de travail collectif (porté ici par trois metteurs en scène aux attributions complémentaires : Sarah Clauzet, Florence Louné et Matthieu Luro). S’appuyant à la fois sur des lieux de diffusion publics, sur des subventions régionales et départementales, et sur le Lieu sans nom, un espace de travail privé cogéré avec quatre autres compagnies (qui vit sans subventions des loyers des associations), la compagnie des Figures est une incarnation heureuse de ce que peut être la décentralisation comprise comme une politique publique autant qu’une politique des artistes, archipélagique plutôt que marginale, et qui est elle aussi une réponse à l’effondrement. Gageons que cette équipe continuera de grandir et de fourbir ses armes, mue par son ambition d’aborder les grands récits sur des grands plateaux, sans craindre le travail collectif qu’imposent des matériaux difficiles.
Ce spectacle lui-même, nouvellement créé, continuera sa croissance dans les vertiges de notre lapsus collectif. On mesure déjà en lui l’empreinte de la pandémie qui n’a rien changé à notre monde, quand on entend résonner dans la dernière scène l’écho de la note d’intention d’origine, transfigurée :
« L’Apocalypse n’a pas frappé ! Épidémies, famines, guerres, bouleversements climatiques, mauvaises récoltes, encore tous les signes de la fin du monde, mais rien ne s’est effondré. »
| Aleksi Barrière (FR/FI) est auteur, metteur en scène et traducteur. Il est cofondateur de la compagnie de théâtre musical La Chambre aux échos et œuvre dans les zones grises entre disciplines, langues et cultures. |

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