CONFIRMATION DE L’ALTERNATIVE & VOLTERETA

par Alphonse Clarou

CONFIRMATION DE L’ALTERNATIVE & VOLTERETA
Descreído (toro), Thomas Joubert (matador)
Arènes de Nîmes, le 18 septembre 2016

C’est un roman, peut-être un livre de philosophie, une aventure de pensée, ou alors un petit texte et ce ne sera sans doute pas suffisant en regard de la chose, mais au moins ça. Car ce sont des choses comme ça, des lignes vertigineuses qui se tiennent ramassées dans cette photographie. Cette image à repasser, à faire passer encore pour y voir entre les plis. À déplier. 

D’abord ce qu’on voit, ce qui se passe. Les signes à leur place dans les gonds de la représentation. D’abord deux formes principales. Un toro de dos, la tête tournée à gauche, de profil ; un homme à terre, face contre terre battue ou sable clair, allongé sur le ventre. La robe du premier est noire, avec un peu de marronnasse sur le derrière et à la naissance de la queue, figée dans son vol et longue comme une natte de cheveux défaits ; le second porte des bas roses avec un liseré noir reliant de chaque côté la cheville à la naissance du mollet, une ballerine noire et un costume blanc et or, orné de quelques traits noirs encore. 

On voit rouge sur rose des traces de sang sur les bas, et sur les phalanges de la main droite, dont le poing est serré, ou plutôt crispé, à terre – comme tout de ce corps qui a l’air, à l’horizontal, d’être un corps d’homme. De celui-ci on voit aussi le profil droit, nez écrasé contre le sable, bouche tordue dans un rictus de mort. 

© Roland Costedoat

Le toro a une ombre presque complète à sa gauche. Comme aplati, l’homme n’en a presque pas – n’était celle, petite, de sa ballerine qui fait une pointe, talon au ciel car les jambes sont croisées, et les pieds forment un angle étrange : on voit la plante rose du pied gauche, déchaussé et tordu. Deux autres ombres à droite, un peu plus longues : celle d’un autre homme que l’on devine – à un bout de ballerine, à une capote rose et jaune – debout ; celle d’on ne sait quoi ou qui mais on suppose d’un autre homme encore, plus courte que la précédente, étroit rectangle noir que limite le cadre de la photographie et le sommet du crâne de l’homme à terre, qui a les cheveux de la couleur du toro. 

Ainsi à peu près le premier plan. Au deuxième une barrière rouge, une ligne blanche, une moitié de carré blanc, dans laquelle une moitié de carré rouge, dans laquelle une toute petite moitié de rond blanc. Au troisième se distinguent floutées six silhouettes humaines : se détachant sur un fond grisâtre, toutes sont accoudées à ce que l’on devine être deux planches plus blanches. Parmi ces six spectateurs, cinq portent des lunettes de soleil. 

Du soleil il y en a, on le sait auxdites lunettes et aux ombres. On le sait aussi par d’autres biais, certaines informations qui ne sont certes pas dans cette image (photographie prise le dimanche 18 septembre 2016, à 11h52 dans les arènes de Nîmes), facilement trouvables cependant. En consultant un bulletin météorologique par exemple : bien qu’il soit bientôt l’heure de l’ombre la plus courte, il fait doux ce matin, 21 degrés ; et le vent souffle, un peu plus de 18 km/h en moyenne, avec des rafales à 40 ; un peu d’humidité enfin, 42, 43 %.  

On se renseigne encore : ce matin, le matador de toros Thomas Joubert confirme son alternative, qu’il avait reçue en 2011 à Arles sous un autre apodo, Tomasito. Il partage l’affiche de cette corrida avec les matadors José María Manzanares, Juan Bautista et six toros de Victoriano del Rio y Cortés, devise noir et jaune. 

Le premier à sortir de l’ombre du toril est pour Thomas Joubert. Il pèse 522 kilos, son nom est Descreído : « Incroyant », « Incrédule », comme on voudra. Avant la pique (il en recevra deux, légères), Descreído passe la tête derrière un burladero, geste complaisant au désir d’interprétation. Comme un signe annonciateur du tremblement à venir, par exemple.

Que s’est-il passé ? Le matador blanc et or dort, il meurt, il est mort comme le croit alors, raconte-t-on, la moitié des arènes. Au moins la moitié. D’abord on ne sait pas : à regarder l’image on ne peut pas savoir car le matador ne ressemble pas vraiment à un dormeur, ni à un veilleur, pas non plus à un mort, qui est cette pure ressemblance. Il ne ressemble à rien de connu.

En revanche il ressemble comme deux gouttes d’eau contraires au Torero mort d’Édouard Manet. Détendu et crispé, sur le dos et sur le ventre, pieds ouverts et jambes croisées, couleurs sombres et éclatantes : les deux figures se renvoient la balle. Parce qu’elle n’est pas préparée, concertée, la photographie n’atteint pas le calme plat de la peinture, cet instant où plus rien ne compte, passé ni futur, dit un autre matador (José Tomás Roman), ce présent débarrassé des silhouettes humaines spectatrices, de l’empressement autour, du toro même – cet extraordinaire ambassadeur de la mort, dit Jean Cocteau, ambassadeur et condamné par la règle (gracié par exception).

Et le corps de Thomas Joubert n’a pas cette tranquillité de cadavre anonyme, de dormeur dans la tombe ; pas la quiétude de ce Torero mort – mais il faudrait dire de ce Torero tout court, tant la mort a rapport étroit à ce nom de fonction, tant la formule Torero mort est un pléonasme. Car, s’il arrive rarement, n’en déplaise à une certaine rhétorique anti, qu’un torero meure pour de vrai sur la piste, ce dernier, pour entrer sur ladite, est en quelque sorte déjà mort.

Plusieurs l’ont dit, Dominguín, Belmonte, Tomás à sa manière. Quant à Thomas Joubert, lui n’a pas besoin de le dire : sa présence muette, son image, qu’il tient par devant de lui et derrière laquelle il s’absente, parlent pour lui. Et le disent : c’est une mort dont on ne meurt pas vraiment, une mort dont Jean Genet a parlé en évoquant la figure du Funambule et en disant la Mort : un incessant mourir, métaphorique peut-être, une Mort capitale sans l’intimité de laquelle un homme ne pourrait entrer sur la piste des arènes, pour aller la sentir si près de son corps exposé, la mort – l’autre, la vraie. C’est « une région désespérée et éclatante où opère l’artiste », ou encore un « bloc d’absence »Une condition, peut-être pas suffisante mais nécessaire.

Si littéraires, cette idée et les mots pour la dire peuvent paraître inconvenantes pour évoquer une telle situation, où le réel surgit parfois avec l’évidence et la force que l’on sait, ou plutôt que l’on ne sait pas. Et en effet la Mort dont on ne meurt pas pèse bien peu en comparaison d’une telle potentialité de mort, en comparaison par exemple de Descreído, 522 kilos, à qui on ne le fait pas, l’Incroyant, le coup de la mort dont on ne meurt pas. 

Pourtant la présence muette de Thomas Joubert, son image qu’il tient par devant de lui et derrière laquelle il disparaît, le disent à sa place : je suis Mort, et c’est de ce tranquille rivage des morts que je vous parle sans mots ; et c’est à ce rivage, à ce peuple innombrable que mon toreo fait des signes. 

Pour traduire ce vocabulaire de Jean Genet, on pourrait dire plus simplement qu’il porte le deuil. Qu’il n’en a jamais fini de porter le deuil. Le deuil de sa mère, par exemple, qu’il perd la veille de son alternative, il porte alors un brassard noir et, à son deuxième toro, reçoit dans l’aine 20 centimètres de cornes ; ou bien le deuil de « Tomasito » qui, après cette blessure, voyage un an au Népal, loin des toros braves, de combat, avant de revenir sur la piste, d’abord de tientas privées, puis de Istres, d’Arles, de Saint-Gilles où il triomphe : avant de redevenir le matador de toros qu’il était, qu’il est aujourd’hui sous le nom de Thomas Joubert, son nom civil.

Mais ce n’est pas le deuil d’un être aimé, pas celui d’un autre soi-même, ni même de quiconque que porte Thomas Joubert : c’est le deuil de tout le monde et de personne, le deuil de nos morts à tous. De cette mort dont toute vie procède et à laquelle le toreo de certains, celui de Thomas Joubert, rend en quelque sorte hommage. Hommage à ce point de sensibilité où il l’emmène, doucement, cette mort dont tous nous sommes faits, par le moyen d’une certaine exposition, d’une certaine douceur de poignet, d’un certain bruissement d’étoffe auxquels se suspend la charge des cornes. 

Thomas Joubert, son nom de scène – Tomasito – était superflu. De celui-ci il n’a pas besoin pour faire taire en lui l’homme ordinaire, qui les vaut tous et qu’aucuns ne valent mais qui ne peut rien contre un toro brave ; il n’en a pas besoin pour disparaître derrière une figure, une figura on lui souhaite ; pour mourir de cette Mort dont on ne meurt pas – et faire exister le matador qu’il est.

Voltereta : culbute, cabriole. C’est ce qui s’est passé, on le sait maintenant, avant que la photo ne soit prise. Une autre photo le montre : à la fin d’une passe de poitrine la longue natte de cheveux défaits, la queue de Descreído s’enroule autour des cuisses de Thomas Joubert ; au même moment le sabot de la patte arrière-droite vient heurter sa cheville gauche. Cette double rencontre, improbable, ce coup de dés fait voler l’homme. L’homme qui d’un coup ressurgit, comme le réel non de la corne mais de la queue et du sabot, l’homme qui fait voler en éclat la figure impassible de la Mort dont on ne meurt pas, derrière laquelle il avait pourtant disparu afin de leurrer la charge. 

Plusieurs vidéos le montrent : Thomas Joubert est à terre, épée postiche et muleta envolées, il tente de se relever mais Descreído revient, cette fois avec ses cornes, dont le berceau prend la jambe droite, remet l’homme à terre, le pousse, le fait rouler comme on roule un tapis, et Descreído marche sur l’homme, ou juste à côté ce qui, dans la circonstance, revient au même : il l’a enjambé, un sabot a cogné le visage et il revient vers lui – c’est toi que je veux. Le berceau soulève cette fois le bas des jambes, les bas roses et l’homme entier s’envole, il est en l’air la tête en bas, il retombe sur le côté gauche, amorti par son bras, si on peut parler d’amortissement. La tête rebondit sur le sable dur, la ballerine droite s’envole. Voltereta. 

L’homme ne bouge plus, ou à peine si on est attentif : on est revenu à la première image, à cette explosante-fixe. Dans l’arène – au moins la moitié – on le croit mort. L’image montre qu’il ne l’est pas. Elle montre plutôt un entre-deux, un glissement : du matador à l’homme et retour, une zone incertaine entre la vie et la mort, entre la chute et le trou au fond duquel celle-ci précipite. En réalité, il est K.O. On l’emmène à l’infirmerie, la foule, les arènes tremblent d’angoisse. Ça a eu lieu : ni un spectacle de boucherie, ni un ballet délicat, le surgissement du réel. 

Réel dont une lidia dite réussie, méritant les trophées, une sortie a hombros, la gloire enfin, donne un sentiment aigu. Ici c’est un peu plus ou juste un peu moins qu’une telle « réussite ».  C’est un débordement, une vérité face à laquelle on ne peut pas grand-chose ; face à laquelle on est comme le matador blanc et or épée postiche et muleta envolées, désarmé. Ou encore c’est la vie, comme dit Antonin Artaud : ce « fragile et remuant foyer auquel ne touchent pas les formes », malgré les images qui nous en donnent une idée. Une idée seulement. 

Au bout d’une heure environ, Thomas Joubert ressort de l’infirmerie. Il dira plus tard : « Il n’y avait pas de question à se poser : ma place était dans l’arène et pas ailleurs. Si je me lève tous les jours, c’est pour ça. » Sa mâchoire est enflée côté gauche, il tient une poche de glace pendant que Manzanares vient aux nouvelles en posant une main sur sa joue. Il dira encore : « Je ne savais pas ce que je faisais là, en costume de lumières. Sur le coup, je ne me souvenais ni des jours d’avant, ni même des semaines précédentes, de la préparation. Et puis les grandes lignes se sont remises en place. » Les grandes lignes : ce sont aussi ces lignes de pensée, de vertige, ces lignes de tauromachie ramassées dans la première photographie. 

Il fait ensuite un quite avec le toro de Juan Bautista et, quand vient son tour, il accueille le dernier toro de la corrida, Vampirito. Il est revenu, il torée – et tue Vampirito a recibir. Le public exige que soient coupées deux oreilles, accordées. Avant de faire son tour d’honneur il en dépose une, celle dont il sait qu’elle n’a pas été coupée pour sa tauromachie face à Vampirito, mais simplement pour être revenu de la Mort. Pour cette même raison il décide de ne pas sortir par la grande porte, dite à Nîmes des Consuls, ce chemin de gloriole qui laisse la Mort indifférente. Il sait qu’il reviendra encore, qu’il continuera de porter le deuil et que c’est à ce prix qu’il vaut la peine de vivre. C’est-à-dire de toréer. Suerte, maestro.

Alphonse Clarou (FR) écrit des textes et édite des livres.

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